mercredi 29 novembre 2017

Khadda, le citadin du Dahra



Ancrages, héritages et démesure chez Mohammed Khadda
Pr Aziz MOUATS


Voilà près d’une double décennie que je suis rentré dans le monde luxuriant de Mohammed Khadda à l’occasion de rédaction de l’essai " La Néominiature de Wassiti à Hachemi Ameur" qui ne sera édité qu’en 2007. C’est 10 ans plutôt que j’avais pris l’engagement d’écrire quelque chose sur la miniature, à la faveur de ma rencontre avec Amina Hammadi, Fatima Zohra Kheddim et Hachemi Ameur. Eux c’était la première escouade de ce qui allait devenir l’école Algérienne de la néominiature. Dont l’embryon venait de se former au sein de l’école régionale des Beaux Arts de Mostaganem. Qui portait justement le nom de Mohammed Khadda, l’illustre enfant de Tigditt.  

C’est ainsi que je m’étais plongé passionnément dans le livre que ce dernier a consacré à Mohamed Racim, dont le texte d’une inégalable densité, mettait en exergue et de manière magistrale et sans détours de la prose de Mohammed Khadda. Pour le profane, ce fut la plus douce et la plus salvatrice des aubaines. Car si la trajectoire des Arts arabo musulmans était parfaitement jalonnée par des ouvrages d’une belle et généreuse richesse, il en allait tout autrement de la Néominiature. Le texte de Mohammed Khadda était devenu pour moi un guide et un socle, voire, une référence et une thérapie. Mais, cherchant à esquiver le débat de fond, je m‘en suis alors tenu à l’écart du rugueux et rigoureux débat. D’où une certaine réserve qui est celle à la fois du chercheur qui doute et de l’auteur qui s’affirme sans trop trembler. Car après tout, écrit sous la forme d’un essai, l’ouvrage n’en était pas moins un beau livre. Ça a donné ce texte feutré, mais annonciateur d’une ère nouvelle. Qui va délicatement remettre de l’ordre dans la maison bien feutrée de la l’enluminure et de la miniature. C’est donc à la faveur de ce premier contact que j’ai pu me faire une petite idée sur les influences sur les générations de peintres post-indépendance qui se s’affirmaient, quasi naturellement en s’appuyant sans trop le dire sur les textes nombreux et « éparses » de Khadda. Depuis, cette idée ne m’a jamais quittée, en dépit de ma grande solitude. D’autant que dans leurs grandes majorités,- unanimité serait peut etre plus juste- les critiques d’art se rejoignent sur un terrible constat; Mohammed Khadda n’aurait pas fait école ! L’affirmation qui semble faire consensus, me parait un peu réductrice. Ceci est si vrai qu’en peinture, le style de Khadda, tout comme celui d’Issiakhem, n’aura pas fait recette chez les escouades de jeunes artistes locaux. Heureusement, devrions-nous dire ! Et qui s’en plaindrait tant ces deux monstres sacrés se sont abreuvés à des sources singulières, où le tragique, les souffrances, l’éveil précoce à la résistance contre l’oppresseur et toutes les formes d’avilissement, ont été les ciments et l’humus de Khadda, d’Issiakhem et très certainement de Kateb Yacine. C‘est pourquoi il serait à la fois, vain, inopportun et saugrenu de chercher une quelconque filiation directe à ces trois monstres. Par contre, dans une sorte de lignage indirect, il est évident qu’un artiste et critique d’art aussi prolifique et aussi percutant que Mohammed Khadda, à travers ses intonations répétées à l’envie, ne pouvait ne pas influer sur le cours des choses. Ceci d’autant que la vie culturelle foisonnante d’Alger attirait les grandes foules. Puis viendront se greffer de nouveaux relais à travers les galeries d’art mais aussi au niveau de l’Ecole Nationale de Beaux Arts. Là où se croisaient tous les courants de pensées d’un pays qui aspirait avec force et détermination à influer sur l’histoire, favorisé il est vrai par sa longue lutte de libération et sa conclusion heureuse en une indépendance chèrement acquise. Revenu au pays au moment où d’autres s’exilaient, Mohammed Khadda avait pour lui la singularité de son parcours et la sincérité toute patriotique de ses intentions.
En effet, comment imaginer que ses douces vociférations, ses admonestations, ses critiques intrépides, parfois en des termes univoques à l’égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains, ses témoignages envers les intellectuels, les artistes peintres, les écrivains, les poètes ou les hommes politiques, ne pouvaient constituer autre chose que des éléments probants qui feront de Mohammed Khadda une sorte de gourou paisible et intransigeant? Il serait tout de même étonnant que toutes ces activités n’aient pas déteints sur ses compagnons. Ainsi, à travers ses nombreux écrits -faits très rares en Algérie pour un artiste - l’indomptable graveur a imprimé un mode de penser, un style, une démarche, et pas seulement chez ses contemporains. Il serait bien injuste de dire que ces actions multiformes de celui à qui il est notoirement reconnu un rôle cardinal dans l’émergence de la peinture moderne algérienne – combien même, lui et ses proches s’en défendent avec constance-  qu’il n’ait pas fait école. A l’évidence, pas dans la forme d’expression dont il reste l’unique dépositaire ; celle dite du signe et qu’il définit d’ailleurs de manière magistrale et en dessine scrupuleusement les contours avec une précision d’orfèvre. Notamment dans  Calligraphie et modernité lorsque Khadda souligne  avec force, combien il n’a « jamais employé la Lettre pour la Lettre,  soucieux de ne pas verser dans quelque nouvel exotisme, orientalisme ; et mettant en cause «une utilisation abusive, à notre sens, de la lettre arabe pour ses seules vertus décoratives, ce qui nous semble être une tendance régressive tant certains peintres systématisent et schématisent les recherches des précurseurs».

   A la décharge de ceux qui soutiennent l’absence d’école et l’extinction du style Khadda, voici venu le temps de changer de lorgnette. Incontestablement, dès son retour au pays, en 1963, les idées de Khadda, ses coups de gueule sans concessions, ses critiques acerbes ont trouvé preneurs. Les exemples ne manquent pas – depuis le mouvement « Aouchem » jusqu’aux néominiaturistes – qui, contrairement aux premiers, dans leur grande majorité n’ont pas encore pris conscience de cette filiation pas si « contre nature » que çà. A l’instar de leur chef de file Hachemi Ameur, leur soucis premier était de faire éclater le cadre fixé par Racim et par les rigoristes de l’ensemble des écoles de miniature et d’enluminure en terre d’islam. C’est pourquoi, dès le début de cette aventure qui a fait son lit à l’école régionale des beaux arts de Mostaganem, c’est chez Khadda que nous avons trouvé les repères nécessaires et suffisants pour une refondation des arts anciens. Ainsi, on retrouve dans le livre « La néominiature de Wassity à Hachemi Ameur » publié chez Alpha en 2007 à Alger, cet extrait si révélateur de ce ressourcement :  
« Pour sublime qu'elle fut, l'œuvre de Racim, qui n'a pas son égal dans le style persan, selon l'heureuse expression de Brown, n’en reste pas moins interpellatrice. Lui emboîtant le pas, Mohamed Khadda, dans son livre consacré à cet artiste authentique, parlera d'une œuvre douce, sereine et résolument passéiste, dont certaines images font la toilette de l'histoire, pour ne retenir que le luxe des maîtres d'antan, évoquant avec nostalgie le confort désuet d'une bourgeoisie laminée par la colonisation. Des images à l'orée de l'histoire. Une for sévère sentence à l'endroit de Racim qui fut indubitablement le premier et certainement le plus méritant parmi ses contemporains à introduire le maniement du chevalet et à confirmer, longtemps après Goulchani, que l'usage de la perspective ne nuisait point à l'art de la miniature. Pour ce qui est de l'absence de référents historiques, il faut admettre qu'il n'est pas coutumier ici de nier les évidences. Il faudrait peut-être tenter de les expliquer en restituant le contexte dans lequel renaîtra la miniature sous l'impulsion de Racim, Hammimoumna et, à un degré moindre, Bendebbagh (Mouats, 2007).

C’est ainsi je découvre ce texte accompagnant le beau livre "Mohamed Racim, miniaturiste algérien" qui  m'aura été d'un grand apport et d’un précieux éclairage, en ce sens que les mots utilisés par Khadda pour parler de l’œuvre de Racim, m'ont profondément interpellé et durablement marqué. De même que la référence à El Wassiti  et au livre des « Maqamates,  dont un exemplaire se trouve à la BNF, livre paré de pas moins de 99 miniatures exécutées de manière magistrale par El Wassiti, constituent des pièces à conviction pour les jeunes apprenants qui s’approprieront du modèle si rigide imposé par Racim pour le transformer une juvénile et audacieuse aventure picturale. Quel bonheur que regard partagé sur l’apport considérable aux arts de la miniature en terre d’Islam par cet éminent artiste ! Qui aura incontestablement impacté le jeune Khadda, alors qu’il entamait, à l’orée des années 50, sa nouvelle vie sur les berges de la Seine, à Paris. La découverte de ce texte de Khadda fut pour moi un véritable électrochoc salvateur, puisque c'est bien la première fois qu'un artiste peintre Algérien, jette un regard ardent et sans détours sur l’œuvre de celui qui est à juste titre le premier miniaturiste algérien, ainsi que le tout premier à faire dans la peinture de chevalet, art réservé jusque là aux peintres orientalistes.

Ancrages historiques

Ainsi, c’est assurément à travers Racim, que Khadda se projette déjà dans les ancrages historiques qui vont définitivement lui donner la conviction qu’un artiste, de surcroit jeune mais non dénué de conviction, doit d’abord asseoir son œuvre sur un socle historique en totale opposition avec le système colonial  français. Qui, rappelons-le, dès l’arrivée du corps expéditionnaire, en juin 1830, était venu avec la conviction que le peuple d’Algérie n’avait ni culture, ni histoire. Lorsqu’il débarque à Paris, Mohammed Khadda, jusque là sevré de son back-ground séculaire, va se retrouver confronté à cet ouvrage où il va s’abreuver à la bonne source, y retrouvant les repères historiques que le système colonial aura tout fait pour l’en éloigner. Cette mise à nu intervient concomitamment avec les premières découvertes des gravures rupestres du Tassili ; bouclant ainsi la boucle et remettant en exergue à la fois les attaches orientales et africaines du jeune peintre mostaganémois.
 C’est pourquoi, dans son introduction pour « Eléments pour un art nouveau », Mohammed Khadda écrit dans un style jubilatoire « Voilà donc notre mémoire retrouvée et une filiation rétablie, c’est qu’il y a eut tant d’ombre accumulée et subie, tant de torsions faites à notre histoire (…) nous sortons d’une nuit aussi vaste que notre Sahara, et nous voilà parvenus à cette émergence souhaitée».
Après avoir célébré et encensé, dans une généreuse jubilation « les dessins du massif des Ajjers, uniques au monde par leur qualité et leur nombre », il enchaine sans frémissement aucun sur « les  peintures murales des Ouahdhias auxquelles s’apparentent certaines œuvres modernes ».
Dans « Khadda, l’homme debout » Michel-Georges Bernard nous aide à comprendre comment « Khadda éprouve le besoin d'en revenir lui-même à ses sources » et à découvrir « combien de grands peintres occidentaux, de Matisse à Klee ou Mondrian, se sont inspirés d'éléments de l'art arabe, non représentatif par excellence, ou les ont réinventés». Avec de tels repères empruntés à l’art universel, le critique d’art poursuit cette quête « où création plastique, revendication culturelle et engagement politique se rejoignent ». L'impulsion de l'écrit offre à Khadda ses premiers repères. Son ami, l’immense romancier Mohammed Dib qu’il rencontre dans l’exil, le décrit dans le catalogue accompagnant l’exposition de St Ouen de 1994 en une seule phrase ; elle résume tout Khadda : « Ni passé, ni présent, ni avenir : dans les toiles de Khadda, les dessins donnent à lire ce qui, éternel, confond en lui passé, présent et avenir».

Héritages et démesure

Dans une remarquable thèse intitulée «Création d'une identité artistique par Mohammed Khadda et Kateb Yacine», Thomas DEMULDER parle d’une «véritable reconversion du regard, d’une « créativité que recèle ce passé séculaire pour le confronter à l’hégémonie culturelle occidentale, pour l’adapter aux aspirations présentes. A sa manière, il prend appui sur la culture populaire séculaire et nationale (tatouages, tapisseries, signes décoratifs et symboliques, calligraphie (Calligraphie des algues …) pour révéler, à son tour, une symbolique et une quête tribale, identitaire, indispensable à la libération du peuple… »
 Selon Michel-Georges Bernard, « Khadda écrit avec les failles des montagnes, les arêtes vives des roches, les torsions, les nœuds des branches ou des racines, et inversement fait paraître le monde comme enchevêtrement de paroles silencieuses. Au long des années ses Signes, dans leur ambiguïté, vont d'une part se différencier en une incessante expansion, d'autre part, comme poursuivant plus loin leur cristallisation, se déployer librement dans leur espace propre. Découverte de l'écriture du monde et exploration du monde de l'écriture demeureront en son œuvre indissociablement liées en deux démarches complémentaires, chacune retentissant sur l'autre et la développant».
Contrairement à la grande majorité de ses contemporains, Khadda écrit. Il écrit sur tout. Et ses paroles, ses textes, ne laissent personne indifférent. On note dans ses « Feuillets épars liés » que le peintre et le critique d’art n’ont aucun état d’âmes vis-à-vis du couple «tradition-modernité». En effet, dès les premières feuilles, Khadda met cote à cote un moderne, Mohamed Racim et un classique parmi les classique, Yahia El Wassiti. Et on découvre alors cette étonnante dualité d’un peintre dit moderne mais dont l’œuvre plonge ostentatoirement dans le passé, et d’un autre, dont les miniatures sont d’une cruelle actualité. Tant et si bien que lorsque les néominiaturistes viendront taquiner le premier, ils ne feront qu’encenser le second. L’opposition est cinglante et les choix d’une rare cruauté. Car comment admettre que le miniaturiste El Wassiti qui vécut au 13ème siècle, devienne le modèle en lieu et place de Racim ? Une des plus judicieuses explications se trouve justement dans les écrits de Khadda. A l’automne 1979, pour marquer le 25 anniversaire de Novembre, est organisée une exposition collective qu’abrite la Maison du Peuple. C’est Khadda qui se dévoue pour préfacer cet évènement en reliant le passé au présent. Rappelant des œuvres exposées « librement » il souligne que « ces travaux reflètent tel ou tel aspect de la réalité nationale, ces œuvres rendent compte du présent. Un présent qui, (…) n’exclut pas le passé, mais au contraire, s’en nourrit ». Pour lui, passé et présent son inséparables. Ainsi, dit il, « ce portrait d’un enfant que l’on imagine sans souvenirs voisine-t-il avec un charnier de douloureuse mémoire ». C’est dans ce texte que Khadda se fait alors prémonitoire. On le voit, écrit-il, « de continuels rapports se nouent entre le passé et nos préoccupations contemporaines ». Se faisant plus précis, il ajoute que « le passé relativement récent de notre guerre de libération est sans doute plus prégnant, mais il y a aussi des références à des temps plus anciens et les enluminures, les miniatures et les recherches graphiques modernes s’y alimentent. (…) l’art berbère ou celui du Tassili sont également perceptibles ». Puis, se voulant presque sentencieux, il découvre enfin le fond de sa pensée : « ce sont là nous semble-t-il, des enracinements qui rendent possible les floraisons futures ».
Ces floraisons futures, on le retrouve chez la plupart des peintres postindépendance. Qui pourrait nier l’impulsion donnée au groupe « Aouchem » ? Certainement pas Denis Martinez, l’un de piliers de cette cuvée qui allait ébranler les certitudes à la fois des anciens peintres ; ceux issues de la période coloniale et qui allait s’affirmer dans l’indépendance retrouvée. Et qui allait aussi ouvrir des horizons pour la génération suivante, celle qui allait subir de plein fouet les premiers balbutiements des écoles d’arts de l’Algérie nouvelle. Il est incontestable que Khadda aura joué un rôle central dans l’affirmation de la nouvelle peinture algérienne. Par ses travaux et aussi par ses nombreux écrits. Voici ce qu’on dit Demulder : « pour que son œuvre parle, il lui a fallu, dans un premier temps, connaître les fondements de cette tradition ancestrale, comprendre que le signe est : « une métaphore du vide selon laquelle la peinture est cet effort d’arracher au vide un ensemble de signes, pour ensuite les lui rendre dans la forme de son accomplissement ». En inscrivant sa peinture dans le signe, Khadda s’immerge dans un espace temporel démesuré et rend hommage au geste originel, certes. Aussi, cette lente réappropriation du geste fondamental reste en totale osmose avec l’ambition du Nouveau Souffle…
Tout au long de l'œuvre de Khadda et depuis les premiers moments de son itinéraire, font réintégrer le passé indéfini d'une main livrée à ses premiers élans ». 
N’est-ce pas cet ancrage à travers le temps et le signe qui deviendra à l’évidence le ciment qui va aider le mouvement éponyme à s’affirmer, avec en renfort les textes et les mots puissants de Khadda n’aura cessé de produire sans compter. Plus qu’artiste fécond, plus qu’un maitre attentionné, sans y prêter attention, mais avec une constance de métronome, Khadda aura durablement et avec beaucoup de subtilités aidé les artistes jeunes et moins jeunes à défricher les chemins de l’histoire. Et pour nombre d’entre eux, les voix de la gloire.

Les simplifications meurtrières

En 1994, François Pouillon, en anthropologue avertis rappelle que Khadda « est à la fois ouvrier et créateur ». Sa démarche, écrit-il est celle « d’un homme qui affronte la réalité des choses ». Parlant de l’œuvre de Khadda, Pouillon y décèle « une réalité composite, complexe, contradictoire », ajoutant que « l’activité créatrice doit faire place égale à la création et à l’innovation ». Création et innovation, constituent à mon sens le véritable socle sur lequel Khadda va bâtir sa conception de l’art. Ce sont ces bases essentielles qu’il cherche à faire partager. Il y parviendra sans détours, car il a pour lui l’objectivité et la sérénité de celui qui dit et qui fait les choses en conscience. Pour une jeunesse en mal de sensations fortes, il devient à la fois le repère et le guide. Il a pour lui la primauté. D’autant que Pouillon n’a pas finis de décrypter les écueils que Khadda invite à transgresser. Il s’agit, souligne-t-il de ne pas perdre de vue que l’activité créatrice doit s’appliquer à explorer autant le patrimoine que la culture universelle, en faisant place égale à la conservation et à la création, à l’authenticité enracinée et à la vérité du cosmopolitisme, à la culture populaire et à la culture savante. Sous la plume de l’anthropologue, on apprend que Kahdda va encore plus loin  en mettant en garde contre les « excès inverses de l’hermétisme et de la démagogie, surtout de toute simplification meurtrière et ces problèmes au nom de formulations étroites des choses ». Il y a là un réel et pressant appel au discernement et à l’émancipation de toutes ces chapelles ayant pour nom la peinture militante, la miniature, l’art naïf et la savante calligraphie qui n’ont pas été épargnés par les critiques sans rejets que Khadda adresse à ses contemporains les plus sérieux mais qui se sont enfermés dans des thèses à ses yeux trop partielles ou unilatérales. N’est-ce pas là un appel sans détours à tuer le père ? Ou à tout le moins, à le contrarier à défaut de le contraindre, voire tout simplement à le défier ? N’est-ce pas ainsi que se comportent désormais ces artistes peintres de Aouchem, des Sebbaghines, et de toute la génération des néominiaturistes et de leurs poursuivants immédiats qui ne se complaisent plus dans le mimétisme mais qui se cherchent une voie alternative ? Comment ne pas admettre une bonne fois pour toute, qu’à défaut d’en avoir fait des disciples dans l’acception antique du terme, Khadda en fait de véritables esprits libres de toute obédience ? Pourquoi lui et pas un autre ? Pourquoi pas lui avec d’autres ? Mohammed Khadda n’ayant servi que de premier catalyseur…car il a été indubitablement le premier – le seul ?- à méditer sur un art nouveau, un art qui s’ancre dans le passé et qui se tourne vers le futur, sans rien renier de ses ancrages historiques et sans jamais se laisser encercler par les thèses de ses contemporains. Un art ouvert sur le monde, sans complexe et sans lorgnettes…C’est là où on découvre combien l’audace et les arts peuvent faire bon ménage, quitte à tordre le coup aux anciens, sans jamais les renier. C’est sans doute là la principale leçon que nous aura légué Mohammed Khadda.

Perturbations salutaires

Habib Tengour qui l’a côtoyé et dont il était très proche dit de Mohammed Khadda qu’il n'est pas responsable de l’aliénation de son peuple et souligne combien « la perturbation que son œuvre provoque est salutaire ». Car « elle oblige à des déplacements bénéfiques à la société. Même aux moments d'abattement les plus durs, le peintre ne désespère jamais des vertus révolutionnaires de son art ».
Dans l’hommage à son ami, Tengour soutient que « le peintre ne craint pas de mettre son art au service « des grandes causes » : l'alphabétisation, la révolution agraire, la lutte anti-impérialiste... Il répond à des commandes monumentales, confectionne des affiches, réalise des décors de théâtre, participe à des célébrations. A sa manière il « contribue à l'édification nationale, c'est son devoir d'Algérien, engagé dans la cité. Il n'oublie pas qu'il est peintre, convaincu que la peinture n'existe que « dans la mesure où elle dégage une parcelle plus ou moins grande d'humanité».
En un mot, Khadda est omniprésent et il active sur tous fronts, ce qui lui donne à la fois une visibilité et une lisibilité.  Il est tout autant acteur que modèle. Et c’est pourquoi, il séduit et rassure, simplement en ouvrant la voie et surtout en en codifiant les règles.  Avec rigueur et pugnacité. Il ne pouvait que séduire. Et c’est pourquoi, il sera le référent à suivre et à méditer.
C’est ainsi que le décrit Demulder lorsqu’il parle d’une œuvre construite patiemment  avec un peintre qui « tente, de toile en toile, de dépasser le lisible pour parcourir en toute liberté l’histoire de son pays », proposant généreusement « une parfaite réponse au problème identitaire algérien » que le peintre « Khadda donne à ses compatriotes en peignant l’olivier. Comme lui, comme les civilisations méditerranéennes, les Algériens ne sont « ni d’Orient, ni d’Occident ». Le peuple algérien moderne, « l’homme nouveau » est issu de toutes les influences, du mélange des peuples qui ont traversé la région au cours des siècles, de toutes les fluctuations de l’Histoire ». Néanmoins, cette recherche d’une identité au cœur du passé algérien n’est aucunement empreinte de nostalgie, elle souhaite seulement s’identifier sur des fondements solides, fiables, autochtones qui ne peuvent nuire au présent, aux besoins actuels de l’Algérie. Chez Thomas Demulder, l’apport du roman- à travers l’œuvre de Kateb Yacine- et celui de l’art – sous l’impulsion de Mohammed Khadda- à l’émergence d’une identité artistique Algérienne s’est traduit par la naissance d’un  récit collectif (qui) est donc le fondement même d’une identité nationale, d’une appartenance culturelle. L’auteur conclue alors sans détours qu’avec Kateb Yacine et Mohammed Khadda est née, en Algérie, l’expression d’un champ culturel propre et inédit. Ajoutant que « cette littérature et cette peinture n’offrent donc pas une vision myope et étroite de la réalité, tant s’en faut puisque leur projet est celui de deux arts solidement ancrés dans une époque, qui démystifie toutes les contraintes, tous les tabous ; bref qui souhaite libérer l’Algérie. Seulement, cette démystification demeure artistique, donc limitée à bien des égards, et incapable à elle seule d’insuffler de véritables changements sociaux et politiques ». Il serait tentant de se suffire de ce constat mitigé, qui conclue pratiquement à un lamentable ratage de la démarche audacieuse de ces deux intellectuels. A mon sens, autant la démarche de Demulder parait cohérente  dans son développement, autant ses conclusions prêchent par un manque flagrant de retenue et de pondération. D’abord parce qu’il n’est jamais aisé de mesurer, surtout dans l’immédiateté, des répercussions d’un écrit- fut-il celui du fulgurant Kateb Yacine- ou d’une œuvre picturale ou culturelle, sur le devenir d’un peuple, de surcroit lorsque ce lui ci n’a pas encore pris conscience de ses forces. Surtout,  lorsque l’on sort à peine d’un déni de sa personnalité, savamment entretenu par des siècles d’occupation et de brimades. Ensuite, en raison de la grande difficulté qu’éprouve l’intelligentsia à traduire concrètement les concepts d’émancipation au niveau de la masse. Pour cela, il existe des relais, qui constituent autant de passerelles que seules des actions répétées à l’infini peuvent ancrer dans les esprits. Et c’est là que l’on mesure combien l’apport des artistes et des intellectuels peut influer sur les processus sociologiques et politiques en cours. Une œuvre de très longue haleine s’il en fût. Delà la réponse à la question initiale : Khadda a-t-il oui ou non fait école ? Si faire école consiste à faire dans le mimétisme, même un artiste de la trempe de Picasso a lamentablement échoué ! Mais si faire école consiste à transmettre, des idées, une attitude, un comportement, une audace, des transgressions envers l’ordre établis, il n’y a qu’à voir ce qui s’est fait dans la sphère picturale algérienne durant les 30 dernières années pour s’en convaincre. De Denis Martinez à « l’Homme Jaune »-alias Yasser Ameur-, d’Amina Hammadi à Kenza Bourenane, d’Abdelkader Belkhorissat à Mustafa Boucetta, dont les œuvres sentent à la fois l’impertinence, l’audace et l’irrévérence, sans rien perdre de leur fulgurance, on ne peut que se rendre à l’évidence, Mohammed Khadda, 25 ans après sa mort, est incontestablement bien représenté. Combien même, sans doute par modestie, aucun n’ose s’en réclamer ouvertement, nombreux sont les artistes peintres et les intellectuels qui assument sans faillir le lourd et précieux fardeau de la continuité. Alors, disons-le avec force, paraphrasant Thomas Demulder traitant et Kateb Yacine et Khadda d’«agités » et de « loquaces », « jetant à la face du peuple des notions dangereuses » de liberté, de bonheur, d’indépendance et de modernité, et qui ont « choisi de répondre aux problèmes typiquement nord-africains, en menant une réflexion artistique et culturelle équivalente, mais parallèle à celle qu’avaient eue, quelques années auparavant, certains artistes européens ». Ne sont-ce pas ces notions de liberté, d’indépendance et de modernité qui font qu’aussi bien à Paris qu’à Bruxelles ou Strasbourg, en attendant Munich et Berlin, voire Hambourg, ce sont les œuvres du jeune et talentueux Yasser Ameur, tout juste un quart de siècle après la disparition de Mohammed Khadda, qui s’exposent non sans fierté.

                                                                                       

Bibliographie
- DEMULDER Thomas « Création d'une identité artistique par Mohammed Khadda et Kateb Yacine ». Mémoire universitaire  de DEA, Lyon 2, Charles Bonn, 2001.
- Dib Mohamed « Catalogue exposition M. Khadda à St Ouen, 1994.
- François Pouillon,  “Penser le patrimoine algérien : révolution et héritage dans les écrits sur l'art de Mohammed Khadda”, in : Khadda, du méridien zéro à l'infini des possibles, Beaux Arts n° 1, Musée National des Beaux-arts, Alger, 1994, pages 79 et 89.
- Khadda Mohammed,  Feuillets épars liés, Alger, SNED édits, 1983.
- Khadda Mohammed, “Calligraphie et modernité”. Annuaire de l'Afrique du Nord, XXIII, CNRS, Paris, 1984.
- Khadda Mohammed, Éléments pour un art nouveau, Alger, SNED édits, 1972.
- Khadda Mohammed, Textes et illustrations de l'artiste, Alger, Bouchène Éditions, 1987.
- Michel-Georges Bernard, « Khadda, l’homme debout », Revues Plurielles, N° 55-56, Nov/ Déc 2001.
Mouats Aziz et Hachemi Ameur, La néominiature de Wassiti à Hachemi Ameur, Alpha Edition, Alger, 2007.
- Tengour Habib, Hommage à Khadda, communication personnelle, 2016.





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